Larbi Ben Barek : le premier film... 20 ans après la mort d’une légende
Après un an de préparation, un autre de tournage et six
mois de montage, le film «Larbi ou le destin d’un grand footballeur»,
conçu, réalisé et monté par Driss Mrini, est fin prêt pour affronter le
public, début septembre.

Evoquer par l’image la destinée d’une gloire n’est pas sans péril. Des cinéastes, qui se sont prêtés à cet exercice, y ont laissé des plumes. Les docu-fictions, appelés aussi biopics, aboutis, sont rares. Pourtant, au mépris de charitables mises en garde, Driss Mrini s’y est collé témérairement. Par dévotion envers son flamboyant sujet : Larbi Ben Barek. «J’y ai pensé, parce que l’occasion m’a été donnée de connaître le personnage. J’ai été fasciné par sa forte personnalité, son caractère, sa droiture et sa formidable détermination à réussir ce qu’il entreprenait», explique-t-il. Au delà des motivations sentimentales, l’entreprise est dictée par le devoir de mémoire : «Le film, par son thème et sa finalité, s’inscrit dans une tentative de lutte contre les risques de l’indifférence et de l’oubli. Notre pays se doit en effet de préserver jalousement son patrimoine, d’honorer la mémoire de ses fils qui ont contribué, par leurs efforts et leurs sacrifices, à son rayonnement bien au-delà des frontières nationales».
La gratitude rare en ces temps peu enclins à la reconnaissance est une des vertus cardinales de l’actuel directeur de chaîne Al Maghribia. Lamha, Watiqa, Naghma wa tay et tant et tant d’émissions qu’il animait consistaient en manifestations de reconnaissance envers ceux qui ont accompli une œuvre impérissable. D’autre part, patrimonialiste jusqu’à la racine de ses cheveux, Driss Mrini se fait un devoir d’exalter les lieux de mémoire, ainsi que l’atteste son beau-livre, Le triangle du Souss et Agadir.
Difficulté majeure, dénicher des oiseaux rares susceptibles de camper Ben Barek jeune et mûr
Or, Larbi Ben Barek est amplement digne de gratitude pour avoir porté haut, comme nul autre footballeur, les couleurs de son pays ; de surcroît, de par son inscription dans les annales de l’histoire footballistique, il forme un lieu de mémoire. A ce double titre, il eût été infamant de le laisser sombrer dans l’oubli. Le coréalisateur de Bamou (1983) reprit sa caméra pour réparer ce qu’il considère comme un oubli fâcheux.
Posséder une base documentaire substantielle fut le premier souci de Driss Mrini. Il y dépensa l’essentiel de son temps pendant une année. La moisson se révéla abondante. L’Institut national des archives (Ina, France) le combla d’informations, Jacques Ferran, un des fondateurs du quotidien sportif l’Equipe, lui apporta, en trente minutes, des éléments précieux, enrichis par les témoignages de personnalités du football marseillaises et madrilènes. Quand aux fils Ben Barek, Ahmed et Mustapha, ils n’ont pas été chiches en confidences sur leur père.
Muni de cette mine de révélations, le réalisateur s’attela à la distribution. Aussitôt, il se heurta à une pierre d’achoppement. Dans l’idéal, les acteurs susceptibles d’incarner Ben Barek, jeune et mûr, devraient lui ressembler physiquement, avoir des dispositions pour la comédie et savoir caresser un ballon. Des oiseaux rares, en somme, Driss Mrini dut en faire son deuil. A un moment, il se tourna vers des joueurs en exercice, dont le brillant wydadi Scouma, mais repoussa vite cette tentation. En fin de compte, il choisit deux quasi inconnus du grand public, Mohcine et Khashla, deux comédiens fassis, qui présentent, outre leur sens de la scène, la particularité d’avoir les mêmes traits physiques que Ben Barek.
Le tournage ne se déroula pas dans la sérénité. Loin s’en fallait. A cause de l’insuffisance des fonds. Conscient du coût faramineux de son dessein, Driss Mrini avait frappé à toutes les portes possibles et imaginables en quête d’un soutien pécuniaire. Certaines lui furent fermées d’emblée au visage, d’autres le reçurent fraîchement. Les prétendus mécènes se montrèrent insensibles à cette cause. Tout autre cinéaste aurait déposé les armes... pas Driss Mrini. Avec l’insignifiant viatique de 4 MDH, fourni par le Centre cinématographique marocain, à titre d’avance sur recettes, il décida crânement d’honorer sa mission. Mais, l’obstination, dans ces affaires-là, ne suffit pas ; l’argent y finit toujours par imposer son importance. Aussi, le tournage de Larbi, ou le destin d’un grand footballeur, fut-il suspendu, à plusieurs reprises, pour cause de pannes financières. Les difficultés furent laborieusement aplanies, le film vit le jour. Il aurait été de bien meilleure facture si les bonnes volontés y avaient veillé, il n’en est pas moins passionnant pour autant. Gageons que les spectateurs s’enchanteront de ce conte, qu’on qualifierait volontiers de conte de fées, si la chevauchée fantastique de son héros n’avait pas été semée d’épreuves, de souffrances, de peaux de banane et de coups bas.
L’art de Ben Barek tient à la fois de la magie, de la technique pure et de la science la plus poussée
Tout le monde s’accorde à dire que Mohamed Larbi Ben Barek -c’est son nom complet - était un magicien du ballon rond, une sorte de prestidigitateur, dont l’art tenait de la jonglerie, résumé, en une longue période par le journaliste français Faouzi Mahjoub, lors du colloque international intitulé «Sportif marocains du monde» (24-25 juillet 2010, à Casablanca) : «…Constructeur d’offensives hors classe, Ben Barek est capable de réaliser lui-même. Balle de volée ou dans sa foulée, il tire au but avec une puissance et une aisance déconcertantes. Sa souplesse lui permet souvent d’éviter la charge désespérée de l’ultime défenseur. De la tête, il n’est pas facile de lui prendre une balle, sa détente et son coup d’œil, la sûreté de ses réflexes le prend rarement au dépourvu dans ce compartiment du jeu. Attaquant de tempérament, il sait se replier dans les moments difficiles, intercepter les balles, les sortir des pieds de l’adversaire en remplaçant le tacle par une subtilité qui laisse pantois l’homme à qui il a subtilisé la balle. Son art, qui tient à la fois de la magie, de la technique la plus pure et de la science la plus poussée, s’explique par ses qualités naturelles. Grand et élancé, sans un pouce de graisse, extrêmement musclé des jambes et du torse, Larbi est un athlète dans toute l’acceptation du terme, perfectionné par le travail et par une culture physique méthodique».
Cette dimension unique est la part de lumière de la Perle noire, dont la vie est piquée de zones d’ombre. A commencer par la naissance de Ben Barek. Elles est nimbée de mystère. Quand est-il venu au monde ? Plusieurs hypothèses : 1914, 1917, 1919. Aucune certitude. Même si ses biographes, Driss Mrini compris, ont retenu, arbitrairement, l’an 1917. L’identité de son géniteur n’est pas non plus sûrement établie. Selon des versions, il serait l’enfant naturel d’un inconnu, d’autres tiennent qu’il aurait été le fruit d’un menuisier prématurément disparu. Qui croire ? Ce qui ne souffre aucune contestation, c’est que le père de Larbi n’a pas accompagné son enfance. Celle-ci fut vécue dans le dénuement. Aussi, la future superstar était-elle forcée d’enquiller les petits boulots pour faire bouillir la marmite familiale. De préférence celui d’apprenti mécanicien, écrivent les uns, de menuisier, assurent les autres.
Dans la vie de Ben Barek, des parts de lumière et nombreuses zones d’ombre
La légende, à l’imagination si florissante, veut que Larbi Ben Barek ait rejoint les rangs de l’Idéal Club de Casablanca, en 1934, à la demande de Marcel Cerdan, qui y faisait valoir son jeu de jambes, et même que le futur bombardier marocain l’ait poussé à s’enrôler sous l’étendard de la prestigieuse USM de Casablanca, fin 1936. Probable, sauf qu’à l’époque, une amitié entre un gamin musulman, de souche modeste, et un autre, pauvre, certes, mais français, était de l’ordre de l’inconcevable. Aussi impensable que la métamorphose de la divinité du football en ermite, renonçant au monde, fermant sa porte même à ses proches se nourrissant à peine et vivotant au milieu d’immondices, à la suite de la mort, en 1976, de Louisette, sa dévouée épouse.
On conviendra qu’il est humainement impossible de revoir la vie en rose quand on a perdu un être cher après vingt-six années de bonheur, mais on n’attendait pas d’une vedette aussi conquérante qu’elle sombre dans la dépression et choisisse la démission. Six ans plus tard, Larbi Ben Barek daigne s’extraire de son isolement pour s’apercevoir que le microcosme footballistique l’a déjà enterré. Sa proposition d’une tournée des vétérans en Espagne, en la circonstance du Mondial 1982, reste sans suite. Son projet de rédaction de ses mémoires ne trouve pas éditeur preneur. La Coupe d’Afrique des nations 1988 se déroule sans lui. Il n’est pas sollicité pour la campagne marocaine pour l’organisation de la Coupe du monde. Et lorsque la Confédération africaine de football l’invite, en février 1990, à recevoir l’ordre du Mérite, il ne peut s’y rendre, car la FRMF ne s’est pas même fendue d’un ticket de voyage. Ulcéré par tant d’ingratitude, Larbi Ben Barek ne quitte plus sa petite maison de la rue de Nancy pour s’y laisser mourir. Le 16 septembre 1992, on le retrouva gisant. Il avait rendu l’âme trois jours auparavant. Comment imaginer qu’un corps aussi superbe puisse finir en état de décomposition ? Insoutenable fin.
* «Larbi ou le destin d’un grand footballeur». Maroc. 2011. 1h43 mn. Biopic. De Driss Mrini. Avec Hanane Ibrahimi, Bouchra Ahrich, Fadila Benmoussa, Mohamed Khashla, Abdelhaq Belmjahed, Marion Despouys, Fernand Chambancel, Alexandre Ottovegio…

Focus : Les malheurs d’une idole ou quand le racisme faisait loi
Lors du colloque «Sportifs marocains du monde», tenu les 24-25 juillet 2010 à Casablanca, et publié par La Croisée des Chemins (2011, 205 p., 100 DH), l’enfant prodige de derb Cuba tenait, dix-huit ans après sa mort, la vedette. Mais si les intervenants s’étendaient, avec vénération et gourmandise, sur son lumineux parcours, ils ne manquaient pas de souligner que celui-ci ne fut pas toujours semé de roses. A peine débarqué du Djenne, le 28 juin 1938, Larbi Ben Barek se mit à prendre en grippe la cité phocéenne. Il la trouva démesurée, braillarde, impudique et hostile. Dans les rues, il cherchait des yeux des compatriotes qui adouciraient son sentiment d’exil. En vain. Et pour cause, le département des Bouches-du-Rhône comptait, au mieux, 150 Marocains. Et le transfuge de l’Union sportive marocaine et ancien pompiste payé 20 francs par jour, malgré ses 3 000 francs mensuels, broyait du noir.Sur le terrain, en revanche, Larbi Ben Barek était dans son élément. Le virtuose faisait dessiner au ballon des arabesques tellement étourdissantes que le public marseillais en perdait la tête avec ravissement. Il tenait en ce Marocain son messie, son sauveur, son héros et ne s’en séparerait pas pour tout l’or du monde. Les politicards haineux étaient d’un tout autre avis. A la fois noir, arabe, musulman et non français, le joueur, si doué fût-il, ne pouvait être en odeur de sainteté auprès des mouvances xénophobes. Elles le décrétèrent «inassimilable», parce qu’en terre chrétienne, il se montrait fier de sa religion musulmane, et que, dans un pays européen, il entretenait des us et coutumes distants, dont ceux de se vêtir à la marocaine ou de célébrer les fêtes de son pays. Un journaliste du «Petit Provençal», à la solde de cette triste engeance, ne le désignait que par l’expression «ce noir», lui trouvait des airs de ressemblance avec les singes et s’acharnait à l’humilier.
Ce n’est pas seulement par sa classe incomparable que Larbi Ben Barek était porté aux nues, mais aussi par son comportement exemplaire sur le terrain. Vérité que ses forcenés contempteurs ne pouvaient admettre. Alors ils firent circuler le bruit qu’il se livrait «sournoisement» «à des interventions dangereuses ou pour le moins fort irrégulières» et lui conseillèrent charitablement de «revenir sans tarder aux principes intangibles d’un jeu loyal et sans trucage». Tout cela était, bien sûr, cousu de fil blanc et l’accusé ne se crut pas tenu de se défendre. Mais une polémique autour de sa nationalité, orchestrée par le président sétois Bayrou, à l’approche de l’opposition de son équipe avec l’OM, aurait mis fin à son séjour marseillais si le plaignant avait obtenu gain de cause. La Fédération limitait le nombre d’étrangers alignables à deux. Or l’OM en possédait quatre, dont trois indispensables. C’eût été Larbi Ben Barek qui aurait fait les frais d’un respect de la loi. La Fédération, par bonheur, lui fit une faveur. Elle n’eut pas à le regretter, puisqu’il fut appelé, un mois plus tard, en sélection française.
Larbi Ben Barek n’eut pas le temps de savourer son rayonnement tant chez les Olympiens que chez les Bleus. Le son des canons de la Seconde Guerre mondiale lui fit plier armes et bagages en direction de son pays natal, où il reprit du service à l’USM, le regard fixé sur l’autre rive de la Méditerranée. La paix revenue, il retourna à l’OM. Manifestement, l’équipe phocéenne n’était pas tellement enchantée de retrouver sa vedette. Elle s’empressa de la «fourguer» au Stade Français. Dans ce transfert, Larbi Ben Barek trouva son compte, d’autant que le club parisien était conduit par Helenio Herrera, son compatriote argentino-italien. Il dut déchanter. Le Stade Français s’effondra, trois ans après, pour cause de recrutement insensé de stars clinquantes mais peu disposées à accorder leurs violons. Helenio Herrera quitta le navire pour faire cap sur l’Atlético de Madrid, emportant dans ses pénates le joueur. En cinq ans, Larbi Ben Barek prouva que son transfert, contre la bagatelle de 17 millions de francs de l’époque, n’était pas immérité. Deux sacres et une Super coupe d’Espagne plus tard, la Perle noire ne sut pas résister à la tentation de renouer avec ses premières amours, l’Olympique de Marseille. Cette fois, les retrouvailles furent parfaites.
Cependant, malgré ses prouesses à l’OM, Larbi Ben Barek ne parvenait pas à attirer sur lui l’attention du sélectionneur français. Avec le maillot frappé du coq, il était en rupture, depuis qu’il fut empêché d’en porter, en 1946, par décision arbitraire du sélectionneur Gaston Barreau, fortement inspirée par Gabriel Hanot, éditorialiste du journal «L’Equipe». Rappelé au crépuscule de 1946, sous la pression du public, Ben Barek fit sensation face aux Portugais, ce qui ne dissuada pas Gabriel Hanot de déverser son fiel sur le malheureux joueur, lui fermant à jamais au visage la porte des Bleus. Elle lui fut, toutefois, réouverte par Jules Bigot, en 1954, face à l’Allemagne. Pendant une demi-heure, avant un accident musculaire. Fin de partie.
Source:
Et-Tayeb Houdaïfa.
www.lavieeco.com
2011-06-16
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