Les Aïssaoua.
Généralités:
Il y a quelques difficultés à présenter les Aïssaoua sans préalables. En parler comme d'une confrérie religieuse est bien entendu possible mais il faut alors rappeler que "l'Islam ne reconnaît en principe aucun ordre religieux, aucun clergé, aucune hiérarchie spirituelle." (réf.1) Pourtant il n'est plus à démontrer l'existence d'un mysticisme musulman transmis et organisé généralement en associations religieuses (t'ariqa - t'uruq). Le soufisme en est une expression des plus connues.
Dans la plupart des cas les adeptes s'appèlent frères (ikhwan - khouan) aussi, le mot de confrérie paraît approprié. A coté (ou en même temps) de ce qui est qualifié de religieux ces confréries proposent souvent à leurs adeptes des pratiques de danses, d'acrobaties, d'exercices singuliers avec des sabres, des charbons ardents etc. Il arrive parfois, et notamment depuis quelques années, que ces pratiques détachées de leur contexte religieux soient présentées comme des spectacles. Ainsi comme l'on a pu regarder les tours des fakirs, on peut assister à des démonstrations de derviches tourneurs ou des Aïssaoua de Mekhnès. Les musiques Gnaoua s'achètent aujourd'hui dans les supermarchés. Il faut aussi signaler que le culte des saints (awliya - sing.wali =ami de Dieu), appelé maraboutisme par les français, s'il est parfois associé aux pratiques des confréries représente cependant un phénomène distinct et plus général.
La question des filiations historiques est délicate. On admet généralement l'existence de trois confréries mères surgies au Proche-Orient aux XIIe et XIIIe siècles : la Qadiriyya, la Rifa‘iyya et la Suhrawardiyya. Postérieure à ces dernières, la Shadiliyya serait la première née au Maghreb et "..de nombreuses confréries dérivent d’elle, telles que, parmi les plus connues, les Isawiyya (ou Aîssâoûa)..., les Wazzaniyya (Maroc, XVIIe siècle) et l’éphémère confrérie ’Alawiyya, qui, fondée en 1920 à Mostaganem, eut quelque succès durant l’époque coloniale auprès de certains Européens." (6)
Comme le note Ageron : " Les confréries musulmanes se rapprochent des ordres religieux chrétiens en ce qu’elles reconnaissent un maître, le chaïkh ('Chikh), des préposés locaux, et qu’elles comportent des novices et des disciples (muroud ) reçus après initiation devant une hiérarchie de témoins et voués à l’obéissance. La plupart des confréries possèdent aussi des sortes de couvents ou centres de prières (zawiya encore appelés ribat , khanqa , tekkiyé ) généralement construits auprès de la tombe d’un saint vénéré dont on vient implorer la bénédiction (baraka ). Quelques-uns abritent une vie monastique (vie commune des frères), mais le célibat est exceptionnel. On y pratique des exercices liturgiques particuliers, jeûnes, invocations, récitation de litanies (dhikr ). Chaque confrérie utilise ses formules spéciales de dhikr , ses litanies de noms et d’attributs divins, ses recueils de textes coraniques ou de poésies mystiques.
Toutes les confréries comprennent aussi des affiliés, à la manière des tiers ordres catholiques. Ceux-ci subissent, tout comme les novices, un rituel d’initiation et sont ensuite tenus à certaines pratiques collectives: retraites, méditations ascétiques, veillées pieuses et prières accompagnées ou non de musique et de danse, fêtes annuelles (zerda , moussem ), visite au tombeau du fondateur (ziyara ), offrandes et aumônes pieuses, travaux d’entraide." (1)
Il serait illusoire de penser que les filiations et les pratiques se situent strictement à l'intérieur de l'Islam. L'influence de croyances et de cultes antéislamiques est évidente. Georges Lapassade a pu même écrire au sujet des Gnaoua qu'ils "...sont des musiciens afro-maghrébins dont la culture est issue de la déportation esclavagiste." (8)
Les Aïssaoua.
Avec les Hmadcha et les Gnaoua, les Aïssaoua forment les confréries les plus connues du Maroc. Fondée au XVIe siècle par Sidi Mohamed Ben Aïssa, cette confrérie religieuse se rattache au soufisme. Son centre spirituel (zaouia - zäwiya) principal se trouve à Mekhnès où son fondateur est enterré. Sidi Mohamed Ben Aïssa serait né en l'année 872 de l'hégire c'est à dire en 1465-1466 de notre comput. Son origine, la date de sa mort et plus globalement sa biographie sont trop discutées pour que nous nous avancions sur ce terrain. Nous renvoyons pour cela au travail minutieux de Brunel. (4)
Le déroulement d'une hadhra (séance - réunion) comprend au moins deux temps :
- 1/ Le hizeb (pl.azhab) qui est la récitation des louanges, prières et litanies (dhikr ou dzikr). Plus précisément le dhikr est une invocation qui consiste à répéter de façon continue l’un des 99 noms de Dieu ou la chahâda (« lâ ilâha illâ Allâh », « il n’y a de dieu que Dieu »). Dermenghem décrit ainsi le hizeb d'une hadhra à la zaouïa d'Ouzera près de Médéa dans l'Atlas tellien algérien.(7) « L'orchestre est disposé en demi-cercle. Il y a plusieurs bendaïr (bendir), grands tambourins ronds à une peau, une ou deux gueçbas, longues flûtes de roseau, parfois un def, petit tambourin rectangulaire couvert de peau de tous les côtés.....deux chœurs qui se font face et répètent en général les mêmes versets. Le texte est formé de versets coraniques, de prières et d'invocations, répétées souvent plusieurs fois, qui culminent en une grande litanie fortement assonancée et rythmée....» Détail en image d'un hizeb
- 2/ L'ijdeb ou danse extatique. En réalité ces deux temps sont séparés par une pause avec des offrandes, des enchères. C'est pendant ces danses et la transe qu'ont lieu les manifestations spectaculaires avec les sabres, les charbons ardents, les chèches...Il faut souligner le fait que l'exubérance et le "désordre" manifestes recouvrent en réalité des conduites qui sont extrêmement codifiées et dont le contrôle est assuré par le cheikh.
Ce découpage de la hadhra en deux temps n'est pas seulement un fait d'observation. Ali Aouattah remarque que "..cette deuxième partie se base sur d'autres croyances, s'apparentant plus à la possession par les esprits qu'à la mystique. On y retrouve ainsi la curieuse pratique d'imitation d'animaux (lion, lionne, chacal...) par des adeptes investis initiatiquement à jouer ce rôle identificatoire." (2)
La hadhra peut varier dans les détails et en importance selon par exemple qu'il s'agit d'un moussem qui est la fête patronale d'une confrérie ou d'un lemma (assemblée - groupe) donné par des particuliers et auquel participent les Aissaouas. Cette cérémonie dans laquelle le rituel de transe occupe une place centrale a lieu durant la nuit. C'est pour cette raison qu'elle est communément appelée lîla, terme d'ailleurs commun aux cérémonies comparables de toutes les autres confréries
Mehdi Nabti décrit le déroulement d'une lîla de la manière suivante :
«.......
1. Le dhikr (la « remémoration ») : cette séquence comprend à la fois l’entrée (al-dakhla) des Aïssâwa au domicile des particuliers, la récitation collective de la litanie fondatrice de l’ordre (le hizb Subhân al-Dâ`im) et les chants de poèmes spirituels (qasâ`id) issues du répertoire liturgique de la confrérie.
2. Les mluk (les « possesseurs »): ce terme désigne une séance d’exorcisme animée par les Aïssâwa qui tentent de guérir, par leurs prières, la musique et les chants, une ou plusieurs personnes du public censées être possédées par des démons.
3. La hadra (la « présence ») : la rencontre avec la « présence » de Dieu est ici mise en scène par Aïssâwa au travers de danses collectives auxquelles participe le public.
.......»
Nous voudrions insister en conclusion sur le fait que les confréries elles-mêmes n'existent et ne fonctionnent qu'à l'intérieur d'un ensemble culturel, ensemble sans lequel elles perdraient leurs sens. La maladie, le malheur, l'infortune s'inscrivent dans une mosaïque de conceptions étiologiques dans laquelle figurent la volonté divine et le destin, la jalousie et la sorcellerie, la possession par des "génies" (djinn - djoun) (9) mais aussi la référence à un savoir médical séculaire dont l'Europe a hérité des rencontres de l'histoire. Dans notre approche, l'ethnopsychanalyse n'est pas conçue comme justifiant (ou pas) telle ou telle pratique et renvoyant les patients à des thérapeutiques dites improprement traditionnelles. La psychanalyse est aussi constituée par l'interminable questionnement des apparences, du manifeste. Nos représentations culturelles sont bien sûr à interroger et si, de temps en temps, nous nous penchons comme ici sur celles des autres c'est pour créer cet espace transitionnel qui permet la liaison.
Notes et bibliographie.
La succession accélérée des éditions de l'Encyclopaedia Universalis exclue des références stables. Celles ci-dessous sont encore présentes dans les dernières éditions et cd-rom (2002).
On pourra retrouver quelques éléments supplémentaires dans :
Bennani Jalil, La psychanalyse au pays des Saints, Casablanca, Ed.Le Fennec, 1996
et notamment, un article incontournable de :
Jamous Raymond, Individu, cosmos et société, approche anthropologique de la vie d'un saint marocain, dans la revue Gradhiva, n°15, 1994, p.43-57
Sans oublier le grand classique :
Doutté Edmond, Magie et Religion dans l'Afrique du Nord, Paris, Maisonneuve / Geuthner, 1908, rééd.1994
Une étude sociologique originale : Sossie Andézian, Expériences du divin dans l’Algérie contemporaine. Adeptes des saints de la région de Tlemcen, Paris, CNRS Éditions, 2001
1- Ageron Charles-Robert, Confréries musulmanes, Encyclopaedia Universalis -
2 - Aouattah Ali, Ethnopsychiatrie magrébine, Paris, L'Harmattan, 1993
3 - Arnaldez Roger, Maraboutisme, Encyclopaedia Universalis, -
4 - Brunel René, Essais sur la confrérie religieuse des Aissouas, Casablanca, Ed. Afrique Orient, coll.Archives -
5 - Claisse-Dauchy Renée, Médecine traditionnelle au Maghreb, Rituels d'envoûtement et de guérison au Maroc, Paris, L'Harmattan, 1996 -
6 - Cuoq Joseph, Shadiliyya, Encyclopaedia Universalis,
7 - Dermenghem Emile, Le culte des saints dans l'islam maghrébin, Paris, Gallimard, coll.TEL, 1954 -
8 - Lapassade Georges, les gnaoua, un vaudou maghébin, Revue Zellige n°3, Service Culturel, Scientifique et de Coopération de l'Ambassade de France au Maroc, Octobre 1996. -
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